Fou Malade & Niagass : « Ousseynou Ak Assane » est un album qui est à cheval entre deux générations

Après 16 ans de compagnonnage, Niagass et Fou Malade se sont retrouvés pour le projet commun « Ousseynou Ak Assane ». Un album qui, après trois bonnes semaines d’écoute, nous a donné envie d’en savoir plus, notamment sur la conception et les différents messages que portent les différents titres. Naturellement, Senemusic est allé à la rencontre de ces deux « frères » qui partagent une complicité innée, aussi bien dans la vie de tous les jours que dans la musique. Cela a donné comme résultat un entretien riche et long, qu’on a divisé en deux parties. Place à la première !


Vous marquez votre grand retour avec l’album « Ousseynou Ak Assane », après une longue absence. Comment s’est passé le travail en amont ?
Niagass : Bonjour tout le monde, bonjour Issakha. Effectivement on est resté longtemps sans sortir d’album parce que le dernier album de Bat’Haillons Blin-D « Résistants » est sorti en 2012, mon album solo « Disso » est sorti quelque temps auparavant donc cela fait au moins 6 ou 7 ans. Mais pendant tout ce temps on essayait de réfléchir parce qu’il y a une nouvelle tendance, il y a une évolution car le Hip-Hop est un mouvement, cela évolue. Nous nous sommes repérés par rapport à ce qui existait, ce qui existe et où est ce que cette nouvelle tendance va nous mener pour essayer d’apporter notre touche à cette nouvelle génération mais sans pour autant abandonner ce qui a toujours fait notre musique. C’est un travail qui a duré, nous avons travaillé ici (NDLR au G Hip-Hop), nous avons travaillé en France, en Hollande puis nous sommes encore revenus ici, le travail a pris au moins 2 ans. Et cela a porté ses fruits.

Fou Malade : En fait c’est un album qu’on a vraiment travaillé dans la simplicité car pour tous les deux, la simplicité fait partie de nos caractéristiques et de nos critères. On s’est dit : la simplicité c’est de l’art. La première chose que l’on a voulu prendre en compte c’est de se dire est-ce-que l’on n’a pas perdu l’aspect explicite dans nos textes. Puisqu’aujourd’hui l’écriture est dominée par le punchline ou par le namedroping, est ce que nous nous devons suivre cette tendance ? Est-ce que si l’on vise un public beaucoup plus large, nous devons juste suivre le cercle de la tendance. Nous nous sommes dit oui ! il y a des nouvelles choses qui sont apparues, oui la nouvelle génération est venu et a proposé quelque chose donc nous, nous devons apprendre de ce que cette nouvelle génération a apporté tout en l’associant avec ce qu’on sait faire, ce qui fait la substance de notre musique.

On a voulu aussi que cela soit un album social qui prend en compte l’âge qu’on a parce que nous ne sommes plus des gamins, nous ne sommes plus jeunes. On a voulu que nos âges se reflètent sur l’album au niveau de nos timbres vocaux, au niveau également de nos pensées et de ce que l’on vit chaque jour. On dit « adouna amoul solo » donc on a chanté « Baalè », on s’est dit que de nos jours on ne voit plus de « Téfess » donc on l’a chanté, les enfants sont violés donc chantons « Baay Gilaaye », l’immigration nous intéresse donc on a chanté « Dellusi » qui d’ailleurs est un texte qu’on a écrit en France. On a également parlé de « Mbey » car pour nous l’agriculture fait partie des solutions aux maux de la société. On a parlé de l’amour avec « Nobula » parce que souvent les femmes sont stigmatisées et souvent tous les textes qui parlent de la femme c’est : La fille m’a trahi parce qu’elle a vu quelqu’un qui a plus d’argent que moi mais l’effet contraire peut se produire, une fille peut aimer quelqu’un qui n’a absolument rien et snober un gars qui a de l’argent. Parce que il faut relativiser et ne pas être dans la généralité.

On a surtout parlé de la condition de vie des artistes avec « Yàlla ». On a travaillé avec des beats assez particuliers, voire très compliqués pour certains mais il fallait proposer une touche originale. Mais Dieu merci on a de très bons retours du public dont la plupart dit : Vous êtes vous-même mais vous avez compris les mutations qui sont en cours (NDLR sur le Hip-Hop) et que c’est un album qui est à cheval entre deux générations, notre génération et la nouvelle génération. Tu viens de m’entendre dire à Jeanne (une danseuse trouvée sur place au G Hip Hop) que le titre « Monsieur Ndiaye » c’est du Trap donc il faut qu’elle essaie de travailler sur une chorégraphie avec des enfants pour la prochaine vidéo.

On peut en déduire que la prochaine vidéo c’est « Monsieur Ndiaye » ?
Fou Malade : Oui c’est ce que l’on souhaite !

Niagass : Il ne faut pas oublier aussi que c’est un album socio-éducatif donc nous avons beaucoup insisté sur l’éducation avec « Baay Gilaaye » qui dénonce la pédophilie, avec « Monsieur Ndiaye » pour dénoncer les maux de l’éducation. Il nous faut des assises autour de l’éducation et puis voir comment inclure de nouvelles langues comme les langues nationales, les enfants seront plus aptes à comprendre certains cours.

Fou Malade : Et le tout dans la joie et la bonne humeur. Le rire c’est important. J’invite les gens au rire car il y a beaucoup de stress mais c’est important de prendre le temps de rire.

Découvrez le titre « Monsieur Ndiaye » :

Vous parliez tout à l’heure de vos titres mais vous n’avez pas évoqué « Naba Mind »…
Fou Malade : Oui nous cherchons tout le temps l’équilibre. « Naba Mind » c’est une chanson où je suis très critique avec le gouvernement en disant que « La responsabilité incombe à l’état » mais Niagass est très mesuré en disant « Ecoutez ! C’est nous les sénégalais nous brûlons les feux rouges ».

Niagass : « Nous déversons les ordures dans la rue, nous traversons les autoroutes en ne passant pas par les passerelles, nous buvons des cafés et jetons les tasses dans la rue, pareil pour les sachets d’eau ». Il faut que l’on s’éduque avant tout. D’une part c’est la faute de l’état mais d’autre part nous devons nous éduquer, à commencer par les maisons, le quartier et tout le pays.

Vous avez débuté le disque avec « Yàlla », un titre spirituel dans lequel vous remerciez le bon « Dieu ». Est-ce à dire qu’aujourd’hui, Fou Malade et Niagass ont atteint leurs objectifs dans leurs carrières ?
Fou Malade : Quand on dit « Yalla sa diam yi nilay niaan goudd fan soutoureu féké tal ak moudiou gou rafét, Yalla mayniou lekk ak naan ordonnance dépense essence nioun bougouniou défaite » c’est vraiment faire savoir que nous avons fait ce qu’on avait à faire. Nous chantons, nous écrivons des textes, nous faisons des tubes qui marchent mais notre situation sociale n’a pas évolué comme cela devrait. Mais tout ça aussi c’est parce que les artistes ont peur de poser les vrais problèmes : il y a un problème au niveau des ventes des disques à cause des nouvelles technologies et des piratages numériques et il n’y a aucune volonté politique de régler ces problèmes là.

Les artistes quand ils sortent un album la première chose qu’ils disent c’est « J’ai vendu tous mes exemplaires » alors que ce n’est pas vrai, le CD en lui-même est dépassé. Tu veux vendre le CD et les gens te disent « Je l’écoute sur mon téléphone » alors que même si tu vends ton truc sur les plateformes de téléchargement, ici les gens qui ont des comptes bancaires ou bien des applications pour pouvoir accéder à ces applications on peut les compter. Donc le problème doit être posé.

Niagass : L’autre problème c’est le problème des droits pour les télés, les radios, ceux qui utilisent la musique des artistes pour les bars ou les restaurants et qui ne payent pas les droits. La SODAV qui gère cela, faut qu’il trouve un moyen de payer les droits voisins pour les clés, les téléphones, les cartes etc… Que tout le monde paye comme ça les artistes pourront vivre de leur sueur. Rien qu’avant-hier des gens ont vu notre CD piraté se vendre à 400 francs alors que tu as presque fait le tour de l’Europe pour préparer l’album, c’est désolant. Il faudrait à un moment mettre en place une police pour les artistes rien que pour le piratage. Sinon les pirates piratent ton album pour vivre et toi tu ne manges pas, c’est désolant !

Nous sommes dans un domaine précis qu’est le Hip-Hop, nous ne pouvons pas nous permettre de chanter une personne et lui dire de nous donner de l’argent

Fou Malade

Donc vous avez atteint vos objectifs sur le plan musical mais financièrement vous n’y voyez pas votre compte ?
Fou Malade : En fait dans la musique il y a ce qu’on appelle économie créative mais cette économie créative là actuellement est au ralenti ou bien n’existe même pas. Nous sommes dans un domaine précis qu’est le Hip-Hop, nous ne pouvons pas nous permettre de chanter une personne et lui dire de nous donner de l’argent. Niagass le dit dans son texte. Il dit également « douma guéwél meunouma wayane, taassou wala ngoyane, siw sama soutoureu ma ngémbo ». C’est important cette dernière phrase car dès que t’es célèbre le problème est là parce que la société croit qu’apparaître à la télé signifie être riche alors que ce n’est pas vrai, nous n’avons pas d’argent. En fait il n’y a pas trop de spectacles. Les gens au Sénégal n’ont pas la culture de spectacle. Ils ne se disent pas par exemple que chaque samedi je dois aller voir un concert au G Hip Hop, je dois aller voir mon groupe favori qu’est Niagass et Fou Malade. Dans certains pays il y a beaucoup d’infrastructures qui permettent aux artistes de faire des scènes, pour que même si tu n’arrives pas à gagner ta vie en vendant tes CD tu gagnes de l’argent au moins sur les concerts live.

Là vous faites un appel aux artistes ou vous faites un appel au gouvernement ?
Fou Malade : Effectivement il faut que les artistes posent d’abord le problème. Il y a un problème. En commençant par nous les artistes. Aujourd’hui quand l’artiste organise un concert au Grand Théâtre ce qui l’intéresse ce n’est pas de gagner de l’argent mais c’est que le Grand Théâtre soit rempli pour que les gens voient que c’est rempli. Il n’y a qu’au Sénégal où le jour même du concert, les gens te vendent des billets dont le prix est moins cher que ce qu’il devrait coûter. C’est parce que les artistes surchargent l’événement, demandent aux politiciens d’acheter des lots de tickets. Et certains achètent le billet juste pour la forme et ne viennent même pas à l’événement, après les gens le vendent à moitié prix devant la porte. Cela déstabilise l’artiste mais ils n’en ont rien à faire ! C’est un problème car nous devons chercher de l’argent parce que nous avons des femmes des enfants des besoins etc… donc il faut que les artistes sachent que chercher de l’argent en fait partie, sans perdre ta dignité. Dans un pays où ça marche l’artiste n’a pas besoin de dire à Macky Sall « yaay sama domou ndeye ». L’artiste a juste besoin de travailler pour mieux vivre de son art.

Votre complicité vous l’avez depuis les premiers jours. Pourquoi attendre en 2018 pour sortir un album ensemble ?
Fou Malade : Parce que pour tous les deux rien n’est urgent, nous sommes là, nous vivons, nous sommes des amis, nous nous voyons. Y’a rien qui urge. Nous avons sorti un album parce que cela nous plait.

Niagass : Il faut laisser le temps au temps. On ne peut se connaitre aujourd’hui et tout faire aujourd’hui. Par exemple tu ne peux pas connaitre une fille aujourd’hui même, l’épouser aujourd’hui, habiter avec elle aujourd’hui même, après peut être tu auras des problèmes. Il faut laisser le temps au temps.

Là on parle d’une relation qui date de plus de 10 ans…
Niagass : c’est un compagnonnage. C’est valable pour tout le monde. Pour deux hommes, pour deux femmes, pour un mec et une femme, pour une femme et un mec c’est pareil. C’est une relation il faut se donner du temps pour connaître les humeurs de chacun, les caractères, les défauts et les qualités de chacun. Parce que la musique sort du cœur pour aller vers un cœur. Ce n’est pas juste pour avoir de l’argent ou pour se faire plaire. En plus quand on se connaissait chacun était sur quelque chose, il y avait le Bat’Haillons Blin-D, il y avait la carrière de Malal (Fou Malade), il y avait ma carrière. On a longtemps voulu travailler ensemble mais « lou diot yomb ».

Fou Malade : Nous nous sommes véritablement connus en 2002, moi je n’avais pas encore sorti d’album, lui était là pour la promo de son album. Jusqu’en 2010 il décide de retourner à Saint-Louis pour des raisons personnelles. Entre temps moi je me suis marié en 2008, lui aussi s’est marié, j’ai eu une autre femme donc nos vies changent, nous n’avions plus beaucoup de temps. En plus nous n’avions plus de lieu où se retrouver tout le temps, à part le Youkoungkoung. Et puis entre temps c’était compliqué de se voir. Mais lui a été vraiment disponible surtout quand il s’agit de musique. Quand tu l’appelles quelle que soit l’heure il te rejoint. C’est un esclave de la musique. Il nous fallait des récréations conjugales, il fallait que nos femmes comprennent que nous faisons de la musique et souvent c’est un travail de nuit ; parfois on venait au studio au milieu de la nuit pour travailler.

Justement vous avez parlé de l’album « Résistants » de Bat’haillons Blin-D ? On a remarqué une forte présence de Niagass sur cet album. Est-ce à dire que Niagass fait partie officiellement du groupe ?
Niagass : Tu dis qu’on n’y sent ma présence mais à part quelques back que j’ai faits pour Malal… j’ai uniquement participé sur le morceau « Sénégal ». Certes j’ai traîné longtemps avec Malal mais nous avons fait que deux morceaux : « Guente Bi » en 2005 sur son album « Radio KanKan » et « Sénégal » en 2012.

Pour savoir si je suis oui ou non au Bat’Haillons Blin-D, moi je ne suis pas là-bas (rire). Je suis dans la musique. Si je devais avoir un groupe aujourd’hui ce serait le Bat’Haillons Blind-D officiellement et officieusement, car je suis allé avec eux à des endroits où je ne suis pas allé même avec le groupe avec lequel j’ai commencé le rap. Je suis allé avec eux aux USA, je suis allé avec eux un peu partout en Afrique, en Europe et on a fait le tour du Sénégal. Donc je me réclame Bat’Haillons Blin-D.

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Propos recueillis par Louis Issakha Diop